Rochnan Yrvyn

Rochnan s’installa confortablement sur sa cheminée, profitant de la fraîcheur du vent nocturne qui frappait son visage rendu brûlant suite à l’effort fourni pour atteindre un tel observatoire. De là, il pouvait promener ses yeux sur la Tyrie en oubliant presque que l’humanité était en lent déclin depuis des siècles. Il en tenait pour preuve la ville dans laquelle il se trouvait… La colonie d’Ascalon. Beau nom pour une ville située à des centaines de lieu de la terre dont elle prétendait être héritière, désormais occupée par des Charrs. Bien que Krytien de naissance, Rochnan aimait bien les Ascaloniens, un peuple durci par la guerre, déraciné de ses terres, presque vierge de toute culture si ce n’était celle consistant en tuer des gens… Et de coincer des gens sur des toits.

Eh oui… Car Rochnan aurait bien aimé pouvoir prendre la pose sur sa cheminée après avoir escaladé le bâtiment avec agilité… Mais ce n’était pas le cas. Pour tout dire, il avait eu la mauvaise idée de suivre Johan, son meilleur ami, dans le défi qu’ils s’étaient lancé : celui de parvenir à voler des explosifs Ascaloniens. Non pas que les explosifs ait intéressé le duo en soi, mais surtout car ceux-ci étaient les biens les mieux gardés de la cité. Belle réussite : Johan avait disparu et Rochnan s’était réfugié sur un toit pour échapper aux morsures des chiens de garde de la cité, des lévidrakes krytiens qui aboyaient à tout rompre. Les gardes de la cité n’allaient probablement pas tarder à se réveiller et ceux-ci étaient réputés pour être nettement moins sympathiques que les Séraphins, gardiens du Promontoire divin où il avait grandi. Armé d’une fronde mais faisant face au manque flagrant de munitions à utiliser sur un toit abrupt, Rochnan cherchait désespérément un moyen de fuir les lieux… Le plus vite possible. Le choix était simple : une chute de dix mètres ou… ou… Ou un saut de quatre mètres en longueur vers une falaise à laquelle le bâtiment était presque accolé !

Rochnan était ravi de la découverte de cette falaise dont les parois abruptes se découpaient à peine dans l’obscurité et la brume qui montait lentement tandis que l’aube approchait. Quatre mètres. Sans élan. Ajustant son sac à dos, Rochnan se leva sur sa cheminée puis… S’élança le long de la glissante toiture d’ardoise. Annonçant une réplique ressemblant à quelque chose comme « merdemerdemerde ! », Rochnan sauta dans le vide, bras en avant.

La paroi était dure… Mais Rochnan s’y attendait. En fait, il s’attendait à tout : tomber de quelques mètres avant d’atteindre son objectif, la difficulté d’attraper une prise solide, le choc sur ses bras… Pour tout dire, la seule chose qu’il n’avait pas prévue était la présence d’une branche perpendiculaire à la paroi qui viendrait se glisser juste entre ses jambes pendant la chute. Si on lui avait un jour demandé quelle aurait été sa réaction en un pareil cas, Rochnan aurait répondu qu’il aurait hurlé de toutes ses forces. En fait, Rochnan n’émit alors qu’un pitoyable couinement. Lorsqu’il raconterait plus tard à un Norn ce passage de son histoire, le Norn lui aurait annoncé qu’avoir escaladé l’intégralité de la falaise après avoir subi de tels dégâts était digne d’entrer dans la légende… Et pourtant Rochnan y était arrivé… Mais pas sans aide.

***

« Belle escalade, petit. Je me demandais ce qui faisait hurler les chiens annonça l’homme en époussetant la terre qui s’était collée à ses haillons lorsqu’il s’était jeté à plat ventre au sommet de la falaise pour aider Rochnan à grimper.
L’intéressé ne répondit pas, prostré en boule au sol, présentement plus occupé par la possibilité d’avoir un jour une descendance que par l’identité de l’inconnu qui venait de lui porter secours.
« A ton âge, fit l’inconnu en grattant sa barbe grise,  j’aurais sauté ce petit trou les mains dans les poches…
_ Et maintenant ? demanda Rochnan qui récupérait peu à peu ses esprits.
_ Maintenant j’ai des haillons, gamin. Plus de poches. »
S’il avait pu, Rochnan aurait rit. Il se contenta de sourire dans son rictus de douleur tandis que l’homme faisait quelques pas au sommet de la falaise pour rejoindre un autel en ruine éclairé par la faible lumière tremblotante d’une bougie. Un cierge.

Rochnan ne savait pas ce qu’était cet autel, pas plus que l’identité de l’homme. Il s’inquiétait pour Johan et pour le fait de ne pas finir sa vie vierge. L’homme pria quelques minutes et ne s’arrêta que lorsque les hommes en charge de la garde de la Colonie d’Ascalon, alertés depuis longtemps, montèrent le long de la falaise en suivant un chemin de terre visiblement peu emprunté. L’inconnu attrapa alors Rochnan par l’arrière du col de sa veste pour le soulever et le poser sur son épaule. L’intéressé étouffa comme il put un gémissement de douleur.
« C’est quoi cette boule ?
_ Laquelle ? Grommela Rochnan.
_ Pas celles que tu as momentanément perdues, abruti, répondit l’autre en se lançant dans une descente en toute souplesse de la pente, pourtant abrupte. La boule en terre, à ta ceinture.
_ Volée… Un défi… Feu…
_ Feu ? répéta l’homme qui ouvrit le petit récipient en terre pour en renifler le contenu. C’est pas malin petit, tu sais ce que tu transportais ? C’est de la flamme fantôme. Ce truc est plus dangereux qu’une bombe de la taille d’un tonneau !
_ Juste… un défi…
_ Avec qui, gamin ? Quel est l’abruti que tu as entraîné dans cette histoire ?
_ Johan il…
_ Brun, plus petit que toi, cheveux courts, ton âge et une barbichette ridicule ?
_ C’est lui…
_ En sécurité. Lui au moins, il a fui jusqu’à ses parents. Je les ai croisés en venant ici. Ton ami est en train de recevoir une séance de fessées cul nu. Sur un jeune d’une vingtaine d’années, c’était plutôt drôle, je dois l’avouer. Tu loges où ?
_ Vous comptez me ramener que moi aussi j’aie ma séquence fessées ?
_ C’est plus histoire de ne pas t’avoir sur l’épaule plus de dix minutes. Je commence à vieillir pour ces bêtises, moi.
_ Je suis au campement là bas, fit Rochnan en désignant une dizaine de tentes encerclant un feu rougeoyant. Ma famille est en voyage pour attendre… Quelqu’un.
_ Si tu savais comme je m’en moque, petit. Je vais me contenter de dire à ton père ce que tu as fait et partir d’ici.
_ Mon père est en prison.
_ Oh, fit l’inconnu en grimaçant. Désolé.
_ Pas de quoi, vous me faites penser à lui par bien des points…
_ C’est flatteur ?
_ Mon père est un grand connard qui a abandonné l’honneur de sa famille, sa femme et ses deux enfants pour tuer un innocent et finir en prison pour une très longue période.
_ C’est  pas flatteur. Tu peux marcher ?
_ Je crois… »

L’inconnu posa Rochnan au sol tandis que le campement n’était plus qu’à une dizaine de mètres. La douleur était retombée et Rochnan se sentait rassuré pour l’existence de sa descendance. Il tendit la main vers l’inconnu… Que l’autre serra.
« Je ne voulais pas vous serrer la main, fit Rochnan en grimaçant. Rendez-moi la flamme fantôme.
_ Je la garde en paiement de ta fuite, gamin. Tu ne saurais pas t’en servir de toute façon fit l’homme en partant d’un pas joyeux. »
Rochnan détestait ce type. Hautain et terriblement doué. Tout ce qu’il aurait aimé pouvoir être si son corps ne s’obstinait pas à rester maigre malgré tout l’exercice qu’il s’imposait et la nourriture qu’il ingurgitait.
« C’est quoi… Votre nom ?
_ Alec ! répondit l’homme en disparaissant dans l’obscurité dans un nuage de fumée.
_ Pas de l’ombre… Moi c’est Rochnan. »